Écritures plastiques et théoriques

« Plastiquement, je pars de fragments déchirés, de papiers divers, de journaux, d’affiches, et je les travaille, les triture, les imprègne de couleurs. Mots et couleurs, mots et images s’intègrent alors et se recomposent sur la toile. Comme on peut le voir, la matière première : les textes imprimés, les morceaux de journaux et les types d’écrits sont identiques à ceux que l’on trouve en France. Mêmes affiches de films, mêmes tracts politiques. Mots et textes n’ont pas forcément de lien immédiat avec les images, les uns n’illustrent pas les autres, je ne commente pas, je recompose à partir d’une ‘mise à plat’ de la figure. Les documents sont issus d’un certain contexte qui explicite aussi la place des médias, de la presse, des images télé et tout ce qui nous assaille journellement et ils se trouvent ensuite transformés et replacés dans un autre contexte qui est avant tout une toile montée sur châssis.
Dans un sens les fragments trouvés et choisis sont d’abord ‘décontextualisés’ pour redonner du sens qui n’est pas forcément le sens originel. Il y a comme transfiguration, déplacement. Je déconstruis pour « re-figurer » et cela passe par ma sensibilité et mon travail. Je me mets en situation d’intermédiaire, de « médium » pour assurer et assumer le passage, une quête passe par moi et j’en suis l’instigateur. »
Bruce Clarke, Entretiens, Août 2002

Du concept à la désignation

Cette longue citation vaut tout un programme et évite tout commentaire supplémentaire. Néanmoins on pourrait mettre les principes de cette démarche dans la perspective des pratiques contemporaines … de l’art occidental évidemment, car il faut bien admettre que la création artistique contemporaine « du reste du monde » semble totalement évacuée.
Comme on a pu le voir à propos de Guernica de Picasso, les mouvements de ruptures en art sont souvent portés par des figures surprenantes, des pratiques qui déconcertent d’abord et qui annoncent une nouvelle sensibilité.
Ce que l’art conceptuel a inauguré au fil des années soixante, c’est la rupture définitive entre l’activité artistique et l’esthétique. La désignation fait exister l’œuvre en tant que telle, peu importe « l’emballage » ou le support. Le travail se fait sur la « désignation » et c’est ce qui fait dire à Anne Coquelin que « l’art contemporain appartient au régime de la « communication », donnant ainsi raison – en partie - à Marcel Duchamp et à Andy Warhol.

Ainsi sont nées des réflexions sur le langage, sur l’exposition et la désignation en même temps que le refus de ‘l’œuvre d’art’ comme objet artistique. Ces idées furent développées en leur temps par nombre de mouvements issus des tendances conceptuelles comme Art& Langage en Angleterre, BMPT en France, mais aussi les Nouveaux Réalistes et la Figuration narrative.
L’apport de ces mouvements des années soixante a été de signaler l’espace urbain, les ressources de la technologie, comme autant d’éléments et de partenaires de la création. Une des tendances a été, par exemple, d’introduire les affiches lacérées (Raymond Hains, Jacques de la Villeglé) dans la syntaxe picturale. Ce qui réunit ces démarches est une nouvelle approche perceptive du réel, proche d’une vision sociologique du phénomène artistique. De là découlent aussi une pratique de l’archivage puis de la fragmentation ou de l’accumulation pour aboutir aux collages-assemblages.
En effet, à défaut d’esthétique, s’installe dans le champ de l’art, un nouveau venu, la sociologie et ses avatars : la réflexion sur le monde, les engagements, les contestations et les analyses du pouvoir des images.
Pourquoi ce changement d’articulation ?

« Les arts visuels ont acquis aujourd’hui (en 1996) une importance sociale mondiale totalement indépendante des conceptions formalistes de la présence esthétique. La tradition visuelle d’une culture incarne l’image qu’elle a d’elle-même. De cette manière, l’art enveloppe beaucoup plus que l’esthétique. À présent c’est la question de l’identité qui est au premier plan, aussi bien de la culture en général que du visuel en particulier. »
(Thomas Mac Evilley, Art & Otherness, L’identité culturelle en crise, p. 109)

Schématiquement et en développant toujours l’idée de Mc. Evilley, on peut dire que l’histoire occidentale de l’art s’est articulée sur deux mouvements :
Le premier, issu du colonialisme et de la première mondialisation par la traite esclavagiste, (telle que la désigne Bruce Clarke) débuta à la Renaissance (XV e s.) et se termina quand les nations colonisatrices commencèrent de se retirer de leurs possessions outre-mer (milieu du XXe s.)
Le deuxième mouvement (jumeau du post-modernisme), est en cours, mais juste à son début, c’est celui du processus de décolonisation qui signifie non seulement le retrait des gouvernements, des influences et des armées, mais aussi la longue période de réajustement, de reconstruction et de recomposition qui suit la décolonisation.
Les mots soulignés désignent aussi, cela va de soi, des manipulations plastiques, car telles sont les significations de l’appropriation, la citation, et autres démarches essentielles des années 80 qui ont préparé les voies multiculturelles des années 90.
Processus historique et plastique se superposent donc avec pour ferment les notions de collage, de fragment, d’hétérogénéité qui correspondent aux interpénétrations des identités, aux métissages et aux transformations sociales liées à la globalisation/mondialisation actuelle.

Le fragment

L’intrusion de fragments de réel (bout de papiers, tissus, objets divers) au sein de l’espace pictural revient à marquer des discontinuités, des ruptures plus ou moins accusées. Ils commencent à apparaître dans le pictural à partir des essais cubistes des années 1910. Dès 1912, Braque fait intervenir au sein de ses tableaux des ‘signes-images’ fragmentaires. Le fragment est contenu dans sa limite, il introduit de l’hétéroclite dans la composition, il perturbe et dérange mais d’un autre côté il conditionne l’assemblage et la recomposition en cristallisant le sens en une unité réduite. Tout en refusant une signification totalisante, il y contribue paradoxalement.
Les fragments de papiers et autres éléments des collages dans le travail de B.C. sont pris comme entités uniques, individuelles, puis noyées, couvertes, enduites pour épaissir et opacifier le support avant de réapparaître autrement, sous la forme d’un vaste palimpseste. Une lecture globale des fragments est toujours requise, c’est elle qui permet de concilier les éléments disjoints en vue d’une ordonnance. C’est la mise en ordre finale qui semble constituer l’achèvement de la composition. L’assemblage des fragments n’est jamais arbitraire, mais réfléchi, le fragment est un morceau d’une structure brisée (la conscience) que l’on peut recomposer, qu’il faut même sauver du désastre et du débris. Le débris, lui, est à terre, dans l’atelier, et ce qui est « sauvé » du désastre est collé comme fragment de vie rescapée, sur la toile.

Collage-montage

Kurt Schwitters a le premier introduit dans ses Merzbauen (vers 1919-20) la convergence des arts plastiques, graphiques, la publicité, et les typographies. Mais c’est surtout le Pop art des décennies 1950-60 qui a poursuivi la geste du collage (Robert Rauschenberg, Andy Warhol, Jasper Johns… et tous se préoccupent des liens entre le réel (fragmentaire) et sa représentation. Parfois l’objet lui-même devient matériau de collage (ready-made). L’opération reste fondamentalement une transformation, avec comme héritage le dadaïsme et le surréalisme. Une manière de ne pas se soumettre à l’ordre du réel, de le recomposer à sa guise, manière aussi de sonder l’intimité des images et le rapport que le graphique ou le typographique entretiennent avec le pictural et l’huile sur toile.
Le montage fait aussi référence aux techniques cinématographiques et répond à des règles d’assemblage des images filmiques. Développées et théorisées surtout par S.M. Eisenstein, les pratiques du montage correspondent plutôt à un produit qu’à une somme. Le cinéaste russe pense qu’il faut « déconstruire » la narration car, le montage doit transformer la réalité et les phénomènes naturels et de ce fait chercher à démontrer plutôt que montrer. Son discours cinématographique s’articule autour de fragments prélevés sur le réel et qui prennent sens dans les rapports qu’ils entretiennent entre eux. Il s’agit donc de produire un choc entre deux fragments indépendants, de les assembler sur le mode du conflit (graphique, rythmique, spatial) pour produire une collision de plans différents.
C’est ce qu’Eisenstein a appelé le « montage des attractions ».

Texte : Michèle Baj-Strobel

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