À propos d'Art et mémoire
« C'est une oeuvre d'art, Guernica,
qui nous rappelle aujourd'hui, et plus de soixante ans après
qu'elle a eu lieu, la tragédie du petit village basque, non pas les
journaux du temps ni l'histoire savante des manuels. L'oeuvre
d'art, aujourd'hui comme autrefois, peut porter témoignage d'une
façon aveuglante et définitive, là où les autres moyens ne sont que
de pauvre et fugace, ou difficile, information ».
(Jean Clair, La responsabilité de l'artiste, p.19)
La nécessité de figurer
On peut penser que depuis ses
origines la peinture à partie liée avec la mort et qu'elle s'est
évertuée de domestiquer les forces du mal et de témoigner d'une
possible reconstruction. C'est peut-être ainsi que Bruce Clarke a
senti la nécessité de s'engager dans ses projets picturaux. Si
l'engagement politique peut être différent de ce qui se passe dans
la création plastique, il peut néanmoins en permettre le
surgissement, comme si le besoin de « figurer », de donner figure à
ce qui ne peut se laisser voir, était soudain urgent et primordial.
La scène primitive serait-elle alors la scène figurative ? Le
besoin de "re-présenter" prendrait ainsi le dessus pour apaiser la
violence des images insupportables ou refoulées au fond de la
mémoire.
« Mon travail plastique sur le Rwanda est issu d'un travail
politique bien antérieur au génocide. La situation était en fait
bien prévisible quand on connaissait le contexte politique du pays
et les soutiens dont le régime génocidaire bénéficiait en France.
C'est donc plus tard qu'avec des amis et des militants on s'est
posé la question : « Comment réagir ? Comment dire quelque chose de
valable à propos de ce qui s'est passé là ? Toi, tu es artiste, me
disaient-ils, travaille dans ton domaine. Et la question était
alors de savoir si l'art pouvait avoir un rôle à jouer dans cette
reconstruction. »
(B.Clarke, Entretien, Août 2002).
Il est évidemment impossible de rendre compte des multiples
témoignages en histoire de l'art qui se réfèrent à cette
problématique de l'art et la mémoire. On va se contenter d'évoquer
quelques artistes et leurs oeuvres les plus représentatives.
Le trois mai 1808 de Francisco Goya, 1814
Ce tableau fait aujourd'hui figure
d'emblème des « malheurs des guerres » au même titre que Guernica
de Pablo Picasso. Les deux peintres espagnols ont ainsi rempli les
volets d'un diptyque qui place leur art au sommet du tragique
universel.
La guerre d'indépendance espagnole (les troupes de Napoléon sont
entrées en Espagne en 1807) incite Goya six ans plus tard à
réaliser sur une seule toile une sorte de synthèse de toutes les
expériences vécues au cours des années de conflit. « Qui peut
oublier le regard halluciné de l'homme à la chemise blanche ? »
Devant un monticule terreux, et suivant une diagonale lumineuse sur
le sol nu, Goya met en scène un affrontement entre les troupes de
soldats français, réduits à des silhouettes sans visage et des
paysans espagnols. Les lignes des baïonnettes, dans le prolongement
de celles des jambes, font de ce peloton une machine à tuer. Face à
eux, le personnage principal, en pleine lumière, écarte les bras,
halluciné. À ses pieds, des mourants et des cadavres gisant dans le
sang. Ainsi épurée, la fusillade conçue par Goya est bien plus
qu'une scène historique de l'insurrection madrilène, car elle parle
le langage universel de l'oppression aveugle. Ce tableau a inspiré
Manet dans l'Exécution de Maximilien (1867) et plus tard Picasso
dans le Massacre de Corée (1951).
Guernica de Pablo Picasso, 1937
« Je crois que lorsque de grands
artistes ont fait changer quelque chose dans la peinture, leur
moteur n'était pas la peinture ; ils avaient des choses si
nouvelles à dire, de telles nécessités, qu'ils ont nécessairement
trouvé des formes nouvelles pour les dire » (Ernest Pignon-Ernest,
L'homme habite poétiquement, p. 49).
Encore une guerre d'Espagne, celle de 1936 (au cours de laquelle
Robert Cappa a immortalisé la fusillade d'un républicain, sorte de
"version photographique" du Trois Mai de Goya). La grande nouveauté
de Guernica, autre icône de la tragédie destructrice des guerres,
est liée à l'appropriation des médias de l'époque (journaux,
photos, films d'actualités) qui constituent la véritable clé
iconographique de l'oeuvre. Au printemps 1937, le pays basque
entier tombe aux mains des franquistes et leurs alliés allemands et
italiens. Durango est anéanti, puis Guernica, Bilbao, Santander.
Mais c'est Guernica qui est resté la plus vive dans nos
mémoires.
La source réelle du tableau, le déclic d'où il est issu, c'est
l'actualité, mais l'actualité à distance, médiatisée par les
journaux du soir. En effet, Picasso se trouve à Paris, Il est
célèbre et riche, néanmoins, cette guerre l'ébranle
profondément.
Le 26 avril 1937, les cloches se mettent à sonner à l'église de
Guernica, les avions lâchent leurs bombes et tuent plus de 1600
personnes. Quatre jours plus tard, Picasso qui « tourne en rond
dans son atelier des Grands Augustins » voit les photos et les gros
titres qui figurent à la une de Ce soir et se met à dessiner et
tracer les premières esquisses de ce qui deviendra le cri d'effroi
des guerres modernes. Le 10 mai, il exécute sur la toile même les
premiers tracés de l'oeuvre (on comptera sept versions successives
photographiées par Dora Maar) et le 3 juin, le tableau est terminé.
Le 4, il prend place au pavillon espagnol de l'Exposition
universelle à Paris, auquel il était destiné, accompagné d'un poème
d'Eluard. Le tableau est noir, blanc, gris, comme les journaux qui
ont relaté l'événement à l'homme de la rue qui découvre le
désastre. La nouveauté plastique inventée par Picasso a consisté à
travailler le tableau par le biais d'images et de textes imprimés,
médiatisés. Ce faisant, cette nouveauté plastique est directement
issue d'une nécessité à dire autrement.
Guernica est noir, blanc et gris comme les films d'actualités, les
photos de presse qui sont, à plus d'un titre, partie intégrante de
l'oeuvre.
Dessins de Zoran Music à Dachau, 1945
Zoran Music, peintre slovène, né en
1909, est déporté en 1944 à Dachau pour avoir refusé de s'enrôler
dans les SS. À la libération des camps, il s'établit à Venise où il
peint et commence à se libérer des visions qu'il a conservées de
son séjour concentrationnaire. Son témoignage est puissant et «
saisi sur le vif ».
Proche de Schiele, Kokoschka mais aussi de Goya, Zoran Music est
l'héritier des peintres du corps douloureux et souffrant. Et c'est
armé d'un crayon qu'il a pu assumer sa qualité de témoin. Il s'est
servi de supports et outils précaires, tout ce qu'il trouvait :
papiers d'emballage, feuillets arrachés aux registres, un peu
d'encre, bouts de crayons volés. De fait, la volonté de dessiner et
de témoigner l'a maintenu en résistance.
« Je ne voulais pas illustrer, faire des documents. Je dessinais ce
qui pouvait intéresser un peintre. Je ne me considérais pas comme
un reporter. Il y a des choses visuelles et il y a des choses que
l'on sent et que l'on peut faire même les yeux fermés. On s'exprime
soi-même. Oui, c'est comme un paysage intérieur. »
(Jean Clair, La barbarie ordinaire, Entretien avec Zoran Music, p.
137 et 146).
La Commune et autres oeuvres in situ de Ernest Pignon-Ernest, 1966
À première vue, il semble y avoir de nombreux points communs
entre le travail et Bruce Clarke et celui d'E.P-E. pour qui la
forme la plus accomplie de l'engagement est celle qui nous situe
dans notre temps, mais surtout en dehors des galeries ainsi que des
ateliers, et plus exactement sur les murs de la ville.
« C'était une intervention sur la Commune, l'interaction entre
l'image, les lieux et le moment . Pour la guerre du Viet-Nâm, je me
remettais à peindre ces corps expressionnistes, tendus, déchirés,
mais il m'apparaissait de plus en plus indispensable d'y intégrer
tout ce qui nous servait d'information - presse, télé, media - de
prendre en compte plastiquement ces données plus objectives. »
En ce sens il a développé le principe de Picasso dans Guernica
qu'il explicite en ces termes :
« Il s'agit de se saisir du réel comme d'une palette : le temps,
centième anniversaire de la semaine sanglante, les lieux :
Charonne, le Sacré-Coeur, pour leur potentiel poétique, dramatique.
C'est en collant la nuit, sur les marches du métro, avec l'émotion,
le souvenir réactivé par la nuit, le côté clandestin du collage,
que j'ai ressenti que si mon travail restait un travail plastique,
j'organisais mes images, j'utilisais les ruptures des marches,
l'enfoncement du volume de l'escalier. Mais je prenais surtout en
compte la charge symbolique que portait ce lieu dont mes images se
chargeaient tout en la réactivant»
Marcelin Pleynet, Ernest Pignon-Ernest, Habiter poétiquement, p.
31-35)
Ainsi donc, la question de l'inscription dans un lieu, de la mise
en situation de l'oeuvre lui semble essentielle ; ce n'est pas le
cas de Bruce Clarke. Écoutons encore Ernest P-E. :
« Je sais que je ne règle pas tout le thème que je souhaite saisir,
uniquement avec le dessin, une grande partie du sens viendra du
lieu où il sera inscrit. Des qualités propres, plastiques et
symboliques de ce lieu et des virtualités suggestives que cette
insertion devrait y provoquer. Il ne faut pas que le dessin
apparaisse comme un dessin exposé dans la rue mais qu'il noue des
liens physiques avec le mur, le sol, l'espace de la rue, il faut
que certains de ses éléments deviennent partie du dessin. »
(Marcelin Pleynet, E.P-E., Habiter poétiquement, p. 33, 76).
Texte : Michèle Baj-Strobel