Projet de "sculpture" mémorielle sur le génocide des Tutsis du Rwanda

Réunion des veuves du génocide à Taba
Réunion des veuves du génocide à Taba. Photo © Bruce Clarke

Dans l'immense tâche de reconstruction du Rwanda de l'après-génocide, sur le plan matériel mais aussi psychique, chaque secteur de la communauté a un rôle à jouer, y compris les artistes. Devant l'énormité qu'a été le génocide, nous sommes obligés de repenser des réponses aux diverses formes de " thérapies " sociales et de " création " qui ont été proposées dans d'autres circonstances, par définition incomparables : un génocide dépasse tout, il est innommable. Aucune science n'est à la hauteur pour reconstruire entièrement cette rupture. Et l'art, diront certains, encore moins...

Le défi est donc multiple : tenir compte dans une "oeuvre d'art" du poids de l'événement - le génocide perpétré contre les Tutsis et l'extermination des Hutus démocrates ; créer un mémorial accessible et pudique dans sa représentation; utiliser une démarche de création qui, elle-même, aura une fonction commémorative, pédagogique et cathartique et qui impliquera tous ceux qui le souhaitent, les rescapés, et les bourreaux.

Il nous a paru nécessaire de concevoir une "sculpture" qui tienne compte de l'importance de la participation de la communauté dans la réalisation. Pour cette raison elle ne pouvais pas être construite sans l’étroite collaboration intellectuelle et logistique des principales associations de la société civile rwandaise : IBUKA, Pro-Femmes, AVEGA, entre autres.

Un million de pierres portant chacune le nom ou un signe distinctif d'un disparu, posées sur un site aménagé d'un kilomètre carré, environ.
La pose de pierres commencera d'un point central sur le terrain et s'ouvrira vers l'extérieur. De cette manière, de plus en plus de personnes pourront participer à la construction du mémorial sans risquer de se gêner. Les pierres formeront un dessin géométrique rappelant les terrasses cultivées des collines.

La construction du mémorial sera en elle-même un processus de remémoration et de recueillement... La cérémonie de commémoration consistera en la pose des pierres. Elle sera simple et sobre. Chaque personne ira prendre une pierre et la marquera d'un nom ou d'un autre signe identifiant une victime. Elle la placera ensuite d'une manière ordonnée à la suite d'une autre pierre déjà placée. Chaque pierre aura une identité individuelle, tout en étant indissociable de l'ensemble.

Les pierres seront placées par les membres des familles ou proches des victimes au cours de cette cérémonie de commémoration. Mais pas seulement. Tout autre personne qui se sent concernée, rwandaise ou étrangère, pourrait placer une pierre en mémoire d'une victime. Cette cérémonie durera plusieurs mois. Elle pourrait également s'inscrire dans une plus longue durée. Dans les mois ou les années qui suivront les cérémonies institutionnelles de commémoration, des individus pourraient venir placer une pierre en souvenir. Le jardin s'élargira ainsi sur son site déterminé.

La pierre, anonyme par sa matière et sa quantité, sera individualisée en l'associant à une " marque " distinctive rappelant un défunt. Cette marque pourrait être le nom gravé, la photo, une lettre. Elle pourrait être permanente ou éphémère. Une équipe d'animateurs et d'artistes assistera techniquement les participants pour qu'ils associent la " marque " à la pierre.

Par sa nature, le Jardin sera la plus grande création collective des temps modernes. Il sera aussi le plus grand défi de la mémoire à l'oubli.

Le mémorial sera construit à Nyanza, Kicukiro, dans la préfecture de Kigali-Ville sur un terrain offert par le Gouvernement rwandais. Il sera très visible de loin et sera accessible à partir de la capitale.

La première pierre a été posée le 5 juin 2000. L'inauguration du Jardin était un acte solennel en présence des représentants des autorités, des institutions et de la société civile. Les principales associations de la société civile rwandaise sont partenaires du projet. Les travaux se déroulent sous la direction de la commission mémorial dépendant du Ministère rwandais de la Jeunesse et de la Culture. L’UNESCO est partenaire financier.

L’école technique de Murambi où 27000 personnes furent massacrées
L’école technique de Murambi où 27000 personnes furent massacrées. Photo © Bruce Clarke

Symbole ?

Il n'y aura aucune "représentation" dans le sens artistique du mot.

En général, la représentation se limite au domaine du représentable. Souvent, elle manque de pudeur pour les victimes et leurs familles. Elle contribue aussi à une banalisation de l'image de l'horreur et donc de l'horreur elle-même. Nous avons besoin de mémoriaux de réflexion et de recueillement qui impliquent le spectateur. La "non-représentation" transcende des formes conventionnelles et induit le recueillement, le respect et un sens humain à la mémoire de l'inhumain.

Un terrain couvert d'un million de pierres posées plus ou moins régulièrement pourrait ressembler à un cimetière. Mais tout signe confessionnel sera banni de ce cimetière-là, laissant aux croyants ou aux non-croyants la liberté d'y voir la religion ou son absence comme bon leur semble. Ce sera une manière de se réapproprier la notion de recueillement. "Jardin" symbolise aussi la renaissance après la mort.

Vision artistique du Jardin de la MémoireProjection aérienne du Jardin de la Mémoire, 2009

Art contemporain ?

Le Jardin de la Mémoire est un projet qui, malgré son rôle de mémorial, s'inscrit dans un courant de l'art contemporain. Il suffit de citer le Land art et un de ses chefs de file, Tony Cragg, la peinture de sable des Navajo ou plus près du contexte, le mémorial à la Guerre du Viet Nam de Maya Ying Lin à Washington pour le situer historiquement et artistiquement.

Cependant, et il faut le souligner, ce projet s'inscrit aussi dans une démarche de refus de l'oubli, de la non-complicité et de catharsis. C'est dire qu'il assume pleinement son rôle politique.

"Comment donner une représentation à l'innommable, à l'inconcevable ?" est une question qui a souvent été posée par des artistes. A l'inverse d'autres créations d'art monumental qui font valoir la distance entre " l'art " et " l'humain ", cette oeuvre sera la création d'une communauté entière et la synthèse évocatrice de la relation des vivants au monde environnant.

Bruce Clarke et des personnalités rwandaises à l’entrée du jardin de la Mémoire
Bruce Clarke et des personnalités rwandaises à l’entrée du jardin de la Mémoire

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