Living (detail)

"L'identité n'est pas une donnée rigide et immuable, elle est fluide, c'est un processus toujours en devenir, par lequel on s'éloigne continuellement de ses origines, comme le fils quitte la maison de ses parents et on y retourne par la pensée et le sentiment ; c'est quelque chose qui se perd et qui se renouvelle, dans un mouvement incessant de dépaysement et de retour. Une patrie et une identité ne peuvent pas se posséder comme on possède une propriété."
(Claudio Magris, Utopie et désenchantement, 2002, p. 92)

Bruce Clarke est né à Londres en 1959. Ses parents sont originaires d'Afrique du Sud et se sont installés en Angleterre peu avant sa naissance. Lors de ses études aux Beaux Arts de l'Université de Leeds, il a pour enseignants des représentants d'un mouvement artistique, issu d'une des tendances de l'art conceptuel (celle de Joseph Kossuth), connu sous le nom d'Art & Language, et dont les principaux initiateurs furent Terry Atkinson, David Bainbridge, Harold Hurell et Michael Baldwin.
Ce mouvement, actif vers la fin des années soixante, se situe à l'intersection de la philosophie, de la logique et de la théorie artistique et les plasticiens, anglais pour la plupart, qui s'en réclament, interrogent les relations entre l'art et le discours à travers leurs implications politiques et sociales. Il est certain que le travail de Bruce Clarke dénote d'une sensibilité particulièrement incisive à l'égard de la convergence des questions politiques et langagières associées aux arts plastiques.

"Words aren't enough", "I am therefore I act", "Language at war", "Piège de son histoire".
Il suffit de relever quelques titres de ses oeuvres pour se convaincre qu'il est surtout concerné, comme il le dit lui-même, par le fait que la création plastique "pourrait agir comme un tremplin qui rendrait les préoccupations du monde actuel plus présentes, elle devrait s'impliquer de façon plus incisive et critique et permettre ainsi l'effraction du sens politique des événements dans le "monde de l'art". Mais, comme on le sait, ce n'est pas l'art qui change le monde, il ne peut que parler, montrer.

Un engagement militant

"Notre humanité exige de donner, ne serait-ce que pour quelques instants, visage, nom, voix et, partant, mémoire vive aux centaines de milliers de victimes pour qu'elles ne soient pas simplement synonymes de chiffres, au pire, précipitées dans les caveaux de l'oubli et, au mieux, dormant dans les colonnes de quelques tableaux plus ou moins officiellement reconnus par la conscience que l'on dit collective."
(Abdourahman A. Waberi, Moisson de crânes, Textes pour le Rwanda, p. 17).

Comme tout artiste, un peintre n'est pas isolé du contexte socio-politique qui l'environne. Sa démarche de plasticien est en soi un engagement, un commentaire critique sur le monde. Chez Bruce Clarke, le travail plastique est inséparable d'un militantisme politique touchant en particulier à l'Afrique du Sud dont il a épousé les luttes au sein d'organisations anti-apartheid et avec l'ANC (African National Congress). Il continue d'ailleurs à travailler sur des projets culturels en Afrique en collaborant à l'Afrika Culturel Centre de Johannnesburg.
Dès le début des années 1990, Bruce Clarke suit à Paris, avec des amis africains en exil, l'évolution de la guerre au Rwanda et les signes avant coureurs du génocide puis est confronté à l'horreur en août -septembre 1994 lors d'un voyage à la demande du collectif des associations avec lesquelles il travaillait. C'est ainsi qu'a germé un projet de mémoire du génocide "le Jardin de la mémoire", qui a séduit la société civile et les autorités et qui dépasse la seule production artistique.
Ce projet est en cours de réalisation près de Kigali :
"Je suis allé la première fois au Rwanda comme photographe en août 1994, pour un collectif d'associations auquel j'appartenais et où je militais - le Collectif Contre toute Ingérence étrangère au Rwanda. Pour moi c'est important de dire, mais aussi, et surtout, d'agir. On ne pouvait pas laisser passer ça comme si on ignorait ce que se passait, et nous baisser les bras dans un réflexe de dépassement, de passivité. Les journalistes étaient descendus tous dans des camps de réfugiés dans les pays limitrophes du Rwanda où s'abritaient les génocidaires protégés par des populations civiles en partie complice mais aussi retenues comme bouclier humain. Les médias transformaient un génocide prémédité en crise humanitaire, mais personne ne parlait de la réalité au Rwanda, c'est-à-dire le traumatisme des rescapés et d'un pays qui était entièrement à reconstruire."

"Après ce premier voyage, j’ai poussé la réflexion sur l’après-génocide plus loin. Quel rôle peut jouer l’artiste dans la conservation de la mémoire, réelle, vivante ? Peut-il contribuer aussi à la reconstruction psychologique d’un peuple traumatisé ? Il fallait selon moi rendre la réalité tangible du génocide car ce que l’on voyait, ce n’était pas des êtres humains, c’était une abstraction des êtres humains : c’étaient des ossements, des momies, des cadavres momifiés. Mais à un certain moment, ces personnes ont vraiment existé, et c’étaient des personnes comme vous et moi, et qui avaient toute une vie derrière, vie qui, bien sûr, étaient totalement annihilée maintenant. "
"Ce fut le départ de ma réflexion. Il y a eu un génocide au Rwanda. Environ un  million de personnes. Mais chaque personne tuée était un individu avec un visage et il occupait une place. Wole Soyinka, l’écrivain nigérian a dit que lorsqu’une personne est tuée, c’est une tragédie mais quand mille personnes sont tuées, ce n’est qu’une statistique. C’est cela qu’il fallait à tout prix éviter. Il est fondamental de mettre des visages sur les victimes de tragédies telles qu’au Rwanda, en Palestine ou ailleurs dans le monde. Le projet du Jardin de la Mémoire du Rwanda est donc parti d’une réflexion sur la manière dont l’artiste peut intervenir dans une situation réelle. J’avais deux préoccupations au début de ce projet : comment rendre compte de l’énormité de ce que c’est qu’un génocide : la taille était de 800 000 à 1 million de personnes tuées. Et en même temps reconnaître l’humanité de chaque victime."

"En tant qu’artiste étranger, je pensais que je n’avais pas du tout le droit de travailler avec une matière aussi lourde de sens que des restes humains. Je ne voulais pas y toucher. Pour des raisons évidentes. Il fallait prendre une distance. Et cette distance, comment est-ce qu’on la prend en tant qu’artiste ? J’ai alors pensé qu’on pouvait le prendre en trouvant une matière – en l’occurrence, la pierre – qui est abstraite et lourde de sens. C’est de cette façon que je me suis dit que la pierre serait la matière première du Jardin de la mémoire. Mais ce jardin ne devait pas être un lieu qui évoquait l’horreur, il devait être un lieu de recueillement où les gens puissent venir s’y promener. Un jardin, c’est un lieu de renaissance, ce n’est pas un cimetière, ce n’est pas un lieu de mort, même si c’est très lourd de sens. Par ailleurs, sa réalisation ne pouvait se faire qu’en liaison étroite avec la société civile rwandaise : les rescapés, les femmes… "

"Le Jardin de la mémoire est une œuvre collective. Même si je suis le concepteur du projet, il ne pouvait avoir du sens que s’il y avait beaucoup de personnes qui participaient à sa réalisation et que s’il y avait une compréhension des personnes qui étaient impliquées dans ce projet."

"Le concept de base est très simple : un acte individuel de mémoire en souvenir d’une victime. Et cet acte doit être posé par un proche ou par la famille d’une victime. Cet acte individuel, c’est la pose d’une pierre avec une marque. La personne qui met la marque sur la pierre n’est pas obligée de dire ce que cela signifie. Cela peut être un nom, ou quelque chose d’abstrait, mais ce doit être une inscription en mémoire d’une victime. Un tel acte individuel de mémoire est probablement un moment dans le processus de deuil. Et c’est donc cet acte individuel que l’on veut "tout simplement" multiplier par un million : faire une œuvre collective composée d’un million de pierres, chacune étant individualisée et posée par un proche d’une victime du génocide. Donc selon un schéma géométrique qui change et évolue."

Le Jardin de la Mémoire a connu une première inauguration le 5 juin 2000 au terme d’une manifestation culturelle internationale importante, Fest’Africa au Rwanda. Le projet est toujours en cours.

Quelle est la part de l'engagement de la culture dans la lutte ?
Comment l'art peut-il influer sur ou commenter le cours de l'histoire ?
Telles semblent être les questions fondamentales que se pose ce plasticien dans sa vie et son oeuvre.

Texte : Michèle Baj-Strobel

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